In Actualité
Jean H.Gagnon Avocat, Médiateur, Arbitre
Jean H.Gagnon
Jean H.Gagnon

Un important jugement rendu le 18 août dernier par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Modern Concept d’entretien inc. (que vous pouvez lire en cliquant ici) ramène à l’avant-plan une question qui touche tous les franchiseurs offrant des micro-franchises ou des franchises dans lesquelles ne travaillent qu’une ou quelques personnes, soit le franchisé lui-même et, parfois, quelques-uns de ses proches (son épouse, son enfant, etc.) : Le franchisé est-il vraiment, sur les plans légal et fiscal, un entrepreneur indépendant ou y a-t-il un risque qu’il soit plutôt qualifié comme un salarié du franchiseur?

Bien que ce jugement vise en premier lieu l’application à un franchisé de Modern Concept d’entretien inc. d’un décret adopté en vertu de la Loi sur les décrets de convention collective (laquelle élargit quelque peu la notion de « salarié » afin d’y inclure les « artisans »), certains commentaires des juges majoritaires de la Cour d’appel peuvent très bien s’appliquer dans plusieurs autres situations, plus particulièrement pour des micro-franchises ou des franchises de services dans lesquelles le franchisé n’a pas, ou très peu, d’employés.

Le franchiseur dans cette affaire, Modern Concept d’entretien inc., exploite un réseau de franchises d’entretien ménager d’édifices commerciaux.

Ce franchiseur signait lui-même les contrats d’entretien avec les clients concernés (par exemple, des banques et des exploitants de locaux commerciaux), puis cédait par la suite chacun de ces contrats à l’un de ses franchisés qui en assurait l’exécution.

Cependant, la cession de chaque contrat d’entretien prévoyait que, du moins vis-à-vis le client, Modern Concept d’entretien inc. demeurait responsable du respect du contrat initialement conclu avec son client et comportait aussi des clauses permettant à Modern Concept d’entretien inc. de reprendre le contrat, puis de le céder de nouveau à un autre franchisé, si le franchisé faisait défaut à ses obligations en vertu du contrat avec le client ou, encore, de sa convention de franchise avec Modern Concept d’entretien inc.

Évidemment, et notamment en raison de sa responsabilité envers le client, Modern Concept d’entretien inc. se réservait, par la convention de franchise, un certain nombre de moyens de contrôler le respect par son franchisé de ses obligations vis-à-vis le client et vis-à-vis elle.

C’est dans ce contexte que le Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec a institué contre Modern Concept d’entretien inc. un recours en réclamation de sommes prévues au Décret sur le personnel d’entretien d’édifices publics de la région de Québec en soutenant que le franchisé de Modern Concept d’entretien inc. n’était pas vraiment un entrepreneur indépendant, mais plutôt un salarié au sens de la Loi sur les décrets de convention collective.

En première instance, ce recours avait été rejeté par un jugement rendu par la Cour du Québec le 10 mars 2016, le juge de la Cour du Québec ayant conclu que, selon lui, le franchisé de Modern Concept d’entretien inc. était bel et bien un entrepreneur indépendant, et non un salarié.

Cependant, le Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec a demandé, et obtenu, l’autorisation de la Cour d’appel du Québec de porter ce jugement en appel, d’où la décision rendue par ce tribunal le 18 août dernier.

Dans un long jugement de 48 pages, par une majorité de deux juges contre un, la Cour d’appel du Québec a renversé le jugement de la Cour du Québec et conclu, après un examen complet de l’ensemble des relations contractuelles entre chaque client, Modern Concept d’entretien inc. et le franchisé de Modern Concept d’entretien inc. que ce dernier (le franchisé) n’était pas un « entrepreneur indépendant », mais bel et bien un « salarié » au sens de la Loi sur les décrets de convention collective.

Bien que, comme je l’écris ci-haut, ce jugement concerne en premier lieu l’application d’un décret adopté en vertu de la Loi sur les décrets de convention collective qui élargit quelque peu la notion de « salarié » afin d’y inclure les « artisans », la Cour d’appel y énonce les quelques commentaires suivants qui pourraient très bien aussi s’appliquer à des réseaux de franchises qui ne sont pas régis par cette loi :

« [133]     Certes, dit l’appelant, M. Bourque a assumé des risques, mais il n’avait pas les outils nécessaires pour développer son entreprise dans le but de générer un profit. L’appelant soutient, par exemple, que le franchisé et sa conjointe « ne possédaient pas les contrats d’entretien ménager [car] ces derniers étaient restés la propriété de l’intimée ». Par ailleurs, M. Bourque ne contrôlait pas ses dépenses, il était soumis à une supervision directe de l’intimée-franchiseur dans l’exécution de ses tâches et il n’était pas libre de prendre de nouveaux contrats sans sa permission. […]

[…]

[170]     Ce modèle d’affaires, qui se démarque ainsi de la franchise traditionnelle, n’est pas propre à Modern Concept ou au marché québécois. Aux États-Unis, par exemple, dans les « janitorial services franchises », à l’instar de l’échafaudage contractuel au coeur du litige ici, on se pose la question de savoir si la relation d’affaires avec le donneur d’ouvrage change le statut de franchisé face au franchiseur. Plus particulièrement, et bien que la question soit controversée, la qualification des franchisés d’entretien comme entrepreneurs indépendants peut être défaite si le contrôle exercé par le franchiseur dépasse, sur les plans économique et juridique, ce qui est nécessaire pour simplement assurer la protection du réseau de franchisés. Certes, chaque contexte factuel et chaque environnement législatif comportent leurs particularités, mais on notera qu’ailleurs au Canada, cette relation d’affaires tripartite où le franchiseur de services d’entretien contracte directement avec le donneur d’ouvrage appelle à la prudence dans la qualification du statut du franchisé comme entrepreneur indépendant.

[…]

[199]     Il va sans dire que si M. Bourque était un entrepreneur indépendant dans le plein sens du terme, avec de véritables pouvoirs d’organiser son entreprise dans le but de faire un profit, il aurait la faculté de rétrocéder les contrats d’entretien sans entrave. Or, l’intimée-franchiseur ne peut permettre cette latitude à M. Bourque puisqu’en raison de la cession imparfaite, elle demeurerait, après une éventuelle rétrocession, responsable de l’exécution du contrat d’entretien vis-à-vis du donneur d’ouvrage. Plus encore, l’intimée-franchiseur risque de « perdre le client » si le nouvel acquéreur n’est pas lui-même lié par le contrat de franchise.

[…]

[202]     De surcroît, la cession imparfaite des contrats d’entretien, telle qu’effectuée en l’espèce, permet au franchiseur d’exercer un contrôle soutenu sur les activités de son franchisé, contrôle qui dépasse ce que l’on voit ordinairement dans un contrat de franchise où le franchiseur n’est pas, comme ici, responsable directement vis-à-vis le client pour l’inexécution du contrat par le franchisé. Le but est de limiter la liberté de mouvement du franchisé – et du même coup son organisation dans le but de faire un profit comme il le voudrait – afin de ne pas mettre en péril la relation entre le franchiseur et le donneur d’ouvrage, relation qui perdure malgré les cessions de contrats.

[203]     Le contrat de franchise limitait grandement la capacité de M. Bourque d’assurer sa comptabilité. Selon les articles 7.3 et 7.3.1, de même que selon la convention administrative afférente, les questions administratives relevaient de l’intimée-franchiseur. S’il est vrai qu’il a accepté cette façon de faire en signant le contrat d’adhésion, le franchisé perd néanmoins, en faisant affaire avec le franchiseur, le contrôle effectif de la gestion de son entreprise.

[…]

[212]     Dans les circonstances, on ne peut dire, pour reprendre les termes du juge Jacques dans Desjardins, que l’entreprise de M. Bourque comportait une organisation dans le but d’en tirer profit. En tenant compte de l’acceptation et de la rémunération du risque d’entreprise réparties, selon le modèle d’affaires tripartite, entre le franchisé, le franchiseur et le donneur d’ouvrage, M. Bourque n’était pas un entrepreneur indépendant, mais un artisan inclus dans la définition de « salarié ». […]

[…]

[217]     Pour gérer son propre risque, l’intimée s’est dotée d’outils de contrôle dans ses rapports avec M. Bourque, ce qui enlevait à ce dernier toute véritable chance d’organiser son entreprise dans le but de faire un profit.

[…]

[255]     Bref, même si le texte du contrat emploie une terminologie qui pourrait indiquer que M. Bourque était un entrepreneur indépendant qui travaillait à ses risques, le mécanisme mis sur pied par l’intimée, par son contrat-type de franchise, traduit plutôt une volonté de traiter M. Bourque, à l’époque, comme un « artisan », donc comme un « salarié » au sens des dispositions d’ordre public de la Loi. »

Ce jugement met donc en lumière deux critères essentiels (lesquels ne sont cependant pas les seuls) permettant de distinguer un « entrepreneur indépendant » d’un « salarié », soit (i) le fait qu’un « entrepreneur indépendant » assume un « risque d’entreprise » (allant au-delà du risque associé à l’exécution de son travail), et (ii) le fait qu’un entrepreneur indépendant possède une organisation qui lui permet de tirer un profit de son entreprise (allant aussi au-delà de la seule rémunération pour son travail).

Parmi les autres critères retenus par les lois et la jurisprudence, notons au passage (i) la propriété par l’entrepreneur indépendant des équipements et outils de son entreprise, et (ii) l’absence de contrôle direct et immédiat par un tiers (l’employeur) sur l’exécution de son travail (par exemple, sur ses jours et heures de travail).

Il est aussi important de souligner que le simple fait de demander à un franchisé de s’incorporer ne suffit pas, à lui seul, pour mettre le franchiseur à l’abri d’une allégation à l’effet que le franchisé est un « salarié ». Par contre, le fait que l’entreprise du franchisé ait elle-même quelques « véritables » employés rend difficile une allégation que le franchisé est un « salarié » puisque, par la nature même de son rôle d’exécutant, un « salarié » n’a généralement pas lui-même d’employés.

Pour les franchiseurs de micro-franchises ou de réseaux dans lesquels chaque franchisé exécute lui-même personnellement la totalité ou la majeure partie du travail, il est important d’obtenir les avis et conseils adéquats pour éviter que, à un moment ou un autre, ses franchisés ne soient, par décision d’une autorité gouvernementale (telles la CNESST ou une agence de revenu) ou d’un tribunal, qualifiés comme des « employés » ou des « salariés » avec les très lourdes conséquences qu’une telle qualification, surtout si elle intervient quelques années plus tard, peut avoir sur le franchiseur et ses franchisés.

Jean H. Gagnon, Ad.E.
Avocat | Médiateur | Arbitre

Start typing and press Enter to search

Jean-Philippe Turgeon - Best Lawyers, Lawyer of the Year 2018Jean H.Gagnon Avocat, Médiateur, Arbitre